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Par Lucile Berthomé, membre de la REV

Nous avons passé deux jours à la Fête de l’Humanité.
Deux jours à nous demander où elle était.
Nous ne l’avons pas trouvée.

Dans les allées, c'est l'odeur qui frappe en premier : un épais mélange d'effluves de chair grillée et de frites. De stand en stand, la même scène se répète, sandwichs au foie gras, terrine de sanglier, « Communist Fried Kitchen», et même – comble de l’ironie –, un cochon tout sourire qui nous invite à « goûter le jambon cuit au foin ».

Sommes-nous vraiment à la Fête de l’Huma ? La grande « fête de gauche » ? Cet événement « engagé, qui vise à promouvoir des valeurs d’égalité, de solidarité, de paix, de partage et de justice sociale2 » ? Bien sûr, en foulant les terres de Fabien Roussel, nous nous doutions que la « viande » — ce terme totalisant qui efface commodément la réalité matérielle des animaux morts — serait là, érigée presque fièrement en symbole des jours heureux. En étendard.

Nous n’avions pas anticipé qu’elle serait partout. Jamais remise en cause. Comme si la mise à mort des animaux pour nous substanter relevait d’un ordre naturel — et non d’une domination, comme toutes les autres. Ne méritait-elle pas, elle aussi, d’être, a minima, interrogée ?

À la Fête de l’Huma, la domination humaine sur les animaux ne figure nulle part : aucune table ronde, aucune conférence. Seul le stand de la REV, oasis perdue entre deux buvettes, résiste et tente d’imposer le sujet. Partout ailleurs, le véganisme est en « option » : mal compris, dépolitisé, réduit à un simple choix alimentaire, au même titre que le « sans gluten » — un effet de mode3.

« – Ce banana bread est-il vegan ? – Oui, je crois. Vous pouvez y aller ! » Après vérification en cuisine, elle revient, souriante : « C’est bon ! Il y a seulement des oeufs. »

Cette scène, d’apparence banale, prêterait à sourire si elle ne révélait pas la manière dont le véganisme est considéré — ou plutôt non considéré, voire déconsidéré — à la Fête de l’Huma. Ce qui pourrait passer pour une méconnaissance individuelle, trahit en réalité un système de pensée qui entend en gommer toute dimension politique et, in fine, l'invisibiliser.

Dans les creux de cette oblitération se dessinent les contours d'une stratégie politique visant à neutraliser le débat en l’enfermant dans le cadre de la lutte de classes. La « viande » serait la nourriture du peuple, le véganisme celle des élites. L’antispécisme4 est balayé d'un revers de main, comme une lubie bourgeoise, une préoccupation de la classe urbaine, loin de La Lutte, la « vraie ». Cette position est d’une hypocrisie flagrante. Si le PCF prétend défendre l'alimentation populaire, alors que font les étals de sandwichs au foie gras, de homard ?

Il s’agit moins de célébrer les goûts « du peuple » – dont le PCF s’arroge au passage la voix – que d'instrumentaliser la division sociale à travers le mythe d’une identité française à retrouver : le fameux « steak frite » évoqué par Barthes. Or, ce mythe, rappelons-le, était précisément celui de la petite bourgeoisie. Le parti, qui dénonce l'égoïsme du patronat, n'agit-il pas très exactement de la même manière lorsqu'il refuse, parce que c'est quand même bon5, d’interroger sa consommation de chairs ? Lorsqu’il présente ce plaisir comme un droit inaliénable, il relègue l’antispécisme – pourtant par essence défenseur de la vie – au statut de trouble-fête.

Mais peut-on seulement parler de « fête », lorsque le PCF, à travers cet événement qui prétend lutter contre toute forme de domination, érige ici une exception, celle de l’animal, réduit à une simple ressource à disposition de notre plaisir ?

Comment un journal qui affirme lutter contre un système où « tout est marchandise à l’échelle de la planète6 » peut-il choisir d’ignorer un système d'exploitation si manifeste ? En outre, en refusant de dépasser ce prétendu clivage social, le PCF s'enferme dans une incohérence flagrante. Car même en adoptant son point de vue purement travailliste, le parti renie sa propre ontologie en laissant dans l'impensé cette économie qui repose sur la délégation de la mise à mort et du démembrement à une main-d’oeuvre souvent précaire et vulnérable. Éloignée des centres urbains, travaillant à des horaires décalés, elle est contrainte d'exécuter ces tâches au prix de sa santé physique et mentale7, détériorée par la cadence et la répétition8.

Nettoyeur de tranchée
Nettoyeur d’abattoir
C’est presque tout pareil
Je me fais l’effet d’être à la guerre
Les lambeaux les morceaux l’équipement qu’il faut avoir le sang
Le sang le sang le sang
9

En ce sens, l’antispécisme n'est pas un luxe post-matérialiste. Il est, dans son ontologie même, la critique d’un système d’exploitation totalisant. Refuser de voir dans le système de mise à mort de l'animal une domination à déconstruire, c’est s’aveugler sur la manière dont une oppression en appelle une autre, la justifie. Telle est l'hypocrisie de la Fête de l’Huma : en s'accommodant du spécisme, elle se fonde sur l'exact suprémacisme qu'elle prétend combattre.

In fine, cette Fête donne à voir une humanité rétrécie — une humanité qui prend les contours d’un suprémacisme humain. Pourtant, la véritable « réalisation de l’humanité10 » que Jaurès appelait de ses voeux dans le tout premier numéro du journal, n'exige-t-elle pas précisément le dépassement de toutes les dominations pour atteindre une société pleinement juste ?

N'est-ce pas là la seule définition tenable de l'humanité : une humanité qui rejette la domination de l’espèce et qui reconnaît inconditionnellement le vivant ? Une humanité qui, par ses actes, se hisse enfin à la hauteur de son nom.

À présent, Fête de l’Huma, quelle humanité défendez-vous ?

Celle qui s’érige au‑dessus des autres vivants, ou celle qui accepte enfin d’en faire partie ?

Le temps est venu d’être à la hauteur.

_________________

1 Parodie de la fameuse chaine de restauration rapide KFC
2 Voir : https://fete.humanite.fr/blog/histoire/ consultée le 14/10/25
3 « Un régime alimentaire, ce n’est pas un régime politique ! » Fabien Roussel, 29 décembre 2024, 2025, https://www.leparisien.fr/bien-manger/fabien-roussel-passe-a-table-un-regime-alimentaire-ce-nest-pas-un-regimepolitique-28-12-2024-JQI5MNHMMFFZ5BLBXK56EBOG3M.php, consulté le 13/10/25
4 D’après Le Robert, le spécisme est une « idéologie qui postule une hiérarchie entre les espèces, spécialement la supériorité de l'être humain sur les animaux. » L’antispécisme est l’idéologie qui s'oppose au spécisme.
5 « Finie la coppa! Finie la panisse à Marseille! Finies les frites dans le Nord! Terminé! Mais on va manger quoi? Du tofu et du soja! » Fabien Roussel lors d’un meeting à Marseille en 2017, dans Apéro, bifteck et vin : pourquoi les candidats à la présidentielle s’intéressent tant à la nourriture : https://www.nouvelobs.com/election-presidentielle-2022/20220327.OBS56238/apero-bifteck-et-vin-pourquoi-les-candidats-a-la-presidentielle-s-interessent-tant-a-lanourriture.html, consulté le 13/10/25
6 Charte éditoriale du journal : https://www.humanite.fr/charte-editoriale-de-lhumanite consultée le 14/10/25
7 Voir à ce sujet les récits d'anciens employés d'abattoirs comme ceux de Joseph Pontus (À la ligne : Feuillets d’usine. Paris : Gallimard, Folio, 2020) ou de Mauricio Garcia Pereira (Ma chair toute crue, Paris, La Manufacture de livres, 2024).
8 « 800 : C’est en moyenne le nombre de porcs qu’un ouvrier d’abattoir voit défiler à l’heure, avec moins de 3 secondes entre chaque bête. » : https://www.force-ouvriere.fr/dans-les-abattoirs-50-000-forcats-de-la-viande consulté le 14/10/25 Se référer également au documentaire Les Damnés, des ouvriers en abattoir, d'Anne-Sophie Reinhardt, 2020, 66 min.
9 Joseph Ponthus. À la ligne : Feuillets d’usine. Paris : Gallimard, Folio, 2020, p.135
10 Voir : https://www.humanite.fr/medias/lhumanite/notre-but-leditorial-de-jean-jaures-dans-le-premier-numero-delhumanite-le-18-avril-1904 consultée le 14/10/25

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