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Par Sandro Rato, documentaliste à la REV.


Un constat implacable

    On connaît l’histoire, « depuis 500 ans, 750 espèces animales ont disparu, 2 700 sont en voie d'extinction et 12 500 sont menacées » (1), selon la liste rouge de l’UICN (Union Internationale pour la Conservation de la Nature). En quelques décennies, des centaines d’espèces qui existaient avant la nôtre ont été anéanties et des écosystèmes entiers ont été rayés du globe, décimés par des feux cataclysmiques, des pollutions tenaces, les dérèglements climatiques, l’expansion des humains et de l’agriculture, la déforestation, les chasses, les pêches, les conflits, la négligence...

    Tous les ans, ce bilan s’alourdit et son ampleur reste largement sous-estimée. En comptabilisant l’ensemble des êtres vivants, ce sont 150 000 à 260 000 espèces animales et végétales qui auraient déjà disparu depuis le XVIe siècle. C'est ce que de nombreux·ses chercheur·euses en sciences de l’environnement appellent l'entrée dans l'ère Anthropocène. Cette périodisation est proposée par des géologues pour prendre la mesure "[d]es conséquences globales des activités humaines sur la biosphère"(2). À l’ère dans laquelle nous évoluons, l’espèce humaine engendre un impact tel sur l’ensemble des milieux terrestres qu’elle est devenue une force capable de changer radicalement le fonctionnement global du système terre.

    Comme c’est le cas avec le dérèglement climatique, le processus d’extinction est donc bien entamé et touche l’ensemble des terres émergées et des océans.

Dépasser le constat

    Traiter les crises qui touchent le vivant de pair avec le dérèglement climatique est primordial. De même, il est vain d’isoler les luttes pour le vivant des revendications de justice sociale. Et pour cause, identifier les sources de cette extermination à grande échelle implique de remonter à une structure de domination parmi les plus anciennes : le spécisme. La discrimination arbitraire fondée sur le critère de l’espèce est, davantage encore que le capitalisme ou le productivisme, au coeur des politiques de prédation généralisée qui font de notre espèce un facteur de parasitisme pour les autres habitant·es de ce monde. Si l’antispécisme est le refus d’une discrimination, le sentientisme précise les contours d’un projet politique plus précis et qui dépasse ce cadre : il s’agit de diminuer les souffrances autant que faire se peut et d’augmenter au maximum le bien-être des individus sentients de manière collective. De cette ambition morale et politique, découle de nombreuses implications, pour les animaux non-humains mais aussi pour les humains ! Les parallèles avec l’écologie sociale et populaire que la REV porte sont nombreux. Par exemple, la revendication d’une société du temps libéré et la recherche de nouveaux indicateurs pour évaluer la santé des sociétés à l’aune du bien-être et non plus de la croissance économique, la lutte contre l’exploitation sous toutes ses formes des travailleur.euses, des femmes, des enfants, des animaux, le droit à une liberté de circuler sans entraves… Tout ceci peut entrer en ligne de compte lorsqu’on veut développer un projet politique qui accorde à la sentience, et donc à la reconnaissance des vulnérabilités, une place centrale pour améliorer collectivement la qualité des existences humaines et non humaines. Cela dépasse donc la seule attitude antispéciste tout en partant d’une condamnation évidente du spécisme.

    Mais alors que la structure de domination spéciste est responsable de plusieurs millions de victimes animales chaque minute, elle n'est quasiment jamais mise en avant dans les débats concernant l'écologie, y compris au sein des collectifs écologistes qui revendiquent une attention au vivant sous toutes ses formes. Qui rappelle, par exemple, au sein du formidable et nécessaire mouvement contre les mégabassines, que l'irrigation massive entretient en grande partie des cultures destinées aux animaux d'élevage ? Très peu le font. C’est que l’attention au vivant, lorsqu’il n’est qu’un mot d’ordre général et abstrait, fait facilement l’impasse sur les implications concrètes et nécessaires comme la végétalisation de l’alimentation et l’attention particulière qui est à réserver aux animaux sentients parmi les autres vivants. À chacun·e selon ses besoins ! Il ne s’agit pas de hiérarchiser les expressions du vivant mais d’accorder la juste attention à chaque entité.  Ce sont cet oubli et ces multiples négligences de la spécificité de la sentience que nous voulons participer à corriger par notre abolitionnisme et que nous exprimons également contre d’autres mouvements qui entendent défendre le vivant sans intégrer cette dimension essentielle et qui retombent ainsi dans un spécisme déplorable puisque toujours arbitraire. La non prise en compte de la sentience est également dramatique pour les conditions d’habitabilité de la terre, pour nous toutes et tous… Jean-Marc Gancille, militant et auteur membre de notre Conseil d'administration vient d'ailleurs de publier un livre sur l'impact écologique de l'alimentation carnée (3), des élevages et de la pêche.

    Rappelons que les humains ne sont pas tous responsables au même degré des bouleversements climatiques ou des disparitions d’espèces. Les structures de domination intra-humaines (colonialisme, patriarcat, domination de classe, hiérarchie des milieux de vie, racisme systémique,…) font que nous ne subissons pas non plus de la même manière les conséquences de tous ces dérèglements. Plus les personnes sont vulnérables socialement, plus elles sont exposées aux désastres écologiques, aux pollutions et aux problèmes sanitaires qui en découlent. D’où la revendication de justice environnementale au cœur des projets d’écologie décoloniale ou sociale que la REV partage pleinement. Notre écologie se veut la plus cohérente possible en faisant du soin et de l'assistance aux personnes le cœur des politiques d'émancipation. 

    Mais cela implique également de reconnaître que les animaux non humains sentients sont les premières victimes des crises écologiques provoquées par toutes les activités humaines confondues. Notre espèce massacre en une semaine cinquante fois plus d'animaux non humains que l'ensemble des victimes humaines de toutes les guerres. C'est une catastrophe morale qui a des répercussions dramatiques sur les milieux de vie et la santé des écosystèmes. À côté des écologies sociales qui sont au cœur des pensées contemporaines de l’écologie politique (les écoféminismes, l’écologie décoloniale, etc), il est donc utile de définir une écologie sentientiste ou même un écosentientisme.

Pour une écologie politique cohérente

    La biodiversité n’est que l’un des outils de mesure qui permettent de rendre compte du sort des nombreux individus et collectifs qui pâtissent directement ou indirectement des activités humaines. Nous retenons ainsi la capacité à souffrir comme un critère essentiel pour l'établissement d'un certain nombre de droits inviolables. Nous considérons que les êtres sentients ont le droit de ne pas être tués, soumis à de mauvais traitements, enfermés arbitrairement ou vendus, qu’ils appartiennent à une espèce menacée ou non. Une écologie politique cohérente passe par l’exigence de sortie de l’anthropocentrisme. Nous nous devons de prendre la mesure de notre responsabilité et de notre capacité à infléchir les processus dévastateurs dont nous sommes la cause. L'humain peut et doit avoir une action positive sur la biosphère. 

    Les élevages terrestres ou marins, les déforestations, l’artificialisation des sols, l’épandage de pesticides, le partage entre espèces utiles et nuisibles sont justifiées par le spécisme au même titre que les chasses ou les pêches. Lorsqu’il s’agit d’aménagement du territoire, de régulation des populations animales ce sont toujours les intérêts humains qui priment. Si la sentience était prise en compte, la plupart des ravages que nous déplorons aujourd’hui seraient en net recul, nous pouvons prendre les paris. À la REV, nous les prenons. 

    L’avènement d'une société végane et zooinclusive aura des répercussions positives sur l'ensemble des vivants, y compris ceux qui ne sont pas sentients. Elle libérera de nombreux espaces et permettra de diminuer drastiquement nos émissions de gaz à effet de serre tout en garantissant la souveraineté alimentaire, la sécurité sanitaire (diminution des zoonoses) et une cohabitation pacifiée… Cela passe par un processus d’abolition de TOUS les élevages, des chasses, des pêches, et de l’exploitation des animaux pour le divertissement. Cela passe également par la prise en compte des intérêts des individus sentients qui vivent sur un territoire donné avant d'entamer toute forme d'aménagement. De manière évidente, cette ambition repose sur le fait d’assumer notre animalité, de penser l’égalité comme si nous étions des animaux pour reprendre le titre du dernier essai de la chercheuse en sciences politiques Réjane Sénac. Par cette remise en cause fondamentale de l'humanisme suprémaciste, y compris au sein des autres luttes pour l’émancipation, notre espèce sera aussi mieux armée pour se sauver d'elle-même. 

Évidemment, le spécisme est imbriqué dans des structures économiques plus larges et ne peut rendre compte à lui tout seul du naufrage et du démantèlement des conditions d’habitabilité de la terre mais nous ne pouvons l’ignorer en tant qu’il est une justification idéologique du massacre. Du moins, sans se faire complice des destructions, y compris au sein du milieu militant écologiste…

Que faire du constat ?

    Il ne s’agit pas, entendons-nous bien, de hiérarchiser à outrance et de réserver toute forme d'attention aux seuls êtres sentients tout en reléguant les milieux et les autres vivants au rang de simples ressources (cf, la critique des attitudes antispécistes par le penseur du Vivant Baptiste Morizot). Certains sentientistes, les sentiocentristes, raisonnent ainsi. Pas nous. Nous nous opposons aussi bien aux discours sur le vivant qui négligent la sentience et justifient l’exploitation animale comme une nécessité vitale ou une fatalité naturelle qu’aux discours sentientistes exclusifs qui cherchent à centrer toute morale et toute politique sur les seuls ressentis des individus sans véritable considération d’ensemble, des puissances d’agir spécifiques des entités non sentientes (les végétaux, les milieux terrestres…). Nous pouvons considérer ces puissances d’agir spécifiques sans sombrer dans le mythe fascisant d’un équilibre naturel immuable. L’écologie politique est justement une recherche constante d’équilibre, une construction sociale désirable.

La revendication d’une écologie sentientiste, c'est-à-dire qui soit pleinement attentive à la sentience de certains êtres (en particulier, les animaux), aux côtés des écoféminismes, de l’écologie décoloniale et de l'écologie sociale (et donc anticapitaliste), doit être au cœur de nos préoccupations et de nos luttes. Toutes nos politiques devraient se fonder aussi sur cette exigence. Celle-ci impliquerait par exemple de prévoir d'autres aménagements pour respecter une forme de souveraineté des animaux sauvages sur les espaces qu'ils habitent et/ou parcourent au même titre que nous. Pour eux aussi, nous revendiquons une liberté de circuler sans entrave.

    Certains de ces aménagements sont déjà là, comme des passages pour la faune sous les routes, des corridors pour la vie sauvage, les trames vertes et bleues en ville, les friches et les zones réensauvagées, la réinvention des politiques de conservation… Ces mesures entreprises au nom de la biodiversité doivent faire tâche d'encre et se généraliser au nom, cette fois, de l'inclusion des êtres sentients qui sont parmi nos meilleur·es allié·es face aux écocides en cours et à venir. C’est une revendication éthique et politique structurante pour notre écologie essentielle et nécessaire afin de stopper l’extinction de masse en cours. La sentience est une expression intense du vivant. Préserver le vivant dans son ensemble suppose donc d'avoir les justes égards pour tous les êtres sentients et pas seulement ceux qui appartiennent à des espèces menacées.



(1) GANCILLE Jean-Marc, Carnage. Pour en finir avec l'anthropocentrisme, Rue de l'échiquier, Paris, 2020, p.97.

(2) Julie Le Gall, Olivier Hamant et Jean-Benoît Bouron, « Notion en débat : Anthropocène », Géoconfluences, septembre 2017. https://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/a-la-une/notion-a-la-une/anthropocene

(3)  GANCILLE Jean-Marc, Comment l’humanité se viande, le véritable impact de l’alimentation carnée, Rue de l’échiquier, 2024.

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